Thief (2014)
Revue d’un jeu vidéo
Beaucoup disent qu’il faut prendre le jeu tel qu’il est sans le comparer aux Thief originaux. Sur ce point, je ne suis pas d’accord. Ce jeu n’a rien de ce qui faisait la grandeur des Thief, même du troisième, mais Square Enix a tenu à l’appeler Thief, à nommer son personnage principal Garrett, et à reprendre, en les trahissant, des éléments du lore. Si Square Enix ne voulait pas une comparaison, il leur suffisait de changer trois noms, pas un de plus. L’éditeur tenant donc à l’héritage, il faut le juger comme tel.
Et c’est là que le bât blesse : si le jeu est un AAA correct, c’est une honte pour la licence dont il se réclame.
Avant d’entrer plus avant, je tiens à préciser que j’ai joué aux quatre Thief dans l’ordre en l’espace d’un mois. Il n’est donc pas question ici de nostalgie que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître.
Ce qui est sympa
- Le swoop, ce dash permettant d’arriver là où vous le voulez de manière rapide et (généralement) silencieuse.
- La personnalisation du mode de jeu.
- Une bonne durée de vie (environ 30–35h pour un premier playthrough, à comparer aux 15–25 des Thief originaux), quelques maps challenge, une envie de recommencer pour faire mieux.
- En doublage français, Christophe Lemoine (alias Eric Cartman), Yann Pichon (alias Spike Spiegel), Lionel Melet (alias Hermes Conrad)… Aucun n’est crédité, comme d’habitude.
- L’arrivée des pièges est bienvenue.
- Les coffres à combinaison, enfin un ajout sympa qu’on attendait ! Dommage qu’à chaque fois la combinaison est marquée dans les environs proches, ce serait bête d’utiliser avec subtilité les notes rassemblées un chapitre précédent…
- Ouvrir les tiroirs, c’est cool. Pas longtemps parce qu’il n’y en a qu’un qui n’est pas vide sur un meuble de cinq, mais c’est sympa quand même.
- Utiliser des armoires pour se cacher, ce n’est pas super original, c’est même généralement inutile en raison d’un placement des plus WTF, mais ça reste un ajout intéressant.
- Utiliser des flèches émoussées pour activer des éléments de l’environnement.
- Les sons des bottes de cuir qui glissent sur le sol lorsque l’on traine les gardes (oui c’est mineur, mais faut bien chercher des trucs biens).
Le jeu reprend l’ambiance de Deadly Shadows au niveau des couleurs, mais également dans son découpage : une mission, puis retour dans le hub qu’est la ville, et ainsi de suite. Il améliore ce concept en permettant enfin de se déplacer sur les toits (la fameuse « grand-route des voleurs »), mais aussi en augmentant la taille de la ville et en proposant des quêtes annexes. Dans Deadly Shadows, chaque nuit il était important de dévaliser de nouveau chaque maison, ce n’est plus le cas ici : une fois un appartement vidé, il le reste, et c’est tant mieux.
Ce qui est moins sympa
C’est la troisième fois qu’on nous ressert la trame « oh j’ai volé pour un commanditaire qui s’avère être le méchant ». Là où ça passait les deux dernières fois, notamment grâce à l’utilisation subtile d’indices ou d’un antagoniste secondaire, ici c’est recyclé et rushé sans ménagement. Les ficelles sont tellement grosses qu’on se persuade que « Garrett ne peut tout de même pas être aussi stupide ».
Copie-carbone du mythique niveau de l’asile/orphelinat de Deadly Shadows. Comme on le sait, généralement la copie-carbone est plus pâle que l’original. Certains moments restent flippants, on apprécie, mais l’utilisation outrancière de jump-scares et le manque de menace globale font que cette mission tape plus sur les nerfs qu’elle n’effraie.
Des points de passage qui ne passent au suivant que si l’on se met à un endroit précis ; bien entendu dans la lumière et entouré d’ennemis.
Un bossfight où l’on est récompensé par le fait de tuer le boss plutôt que de s’enfuir dans les ombres (ce qui est justement la morale de Garrett établie dans ce jeu ).
L’histoire n’a de sens que si Garrett est pleinement stupide. Et incidemment, que vous l’êtes aussi. Comme chaque fin de mission se termine toujours par Garrett se montrant ou étant découvert, je pense qu’il est effectivement limité. Pire que ça, l’avant-dernier chapitre révèle qu’en réalité Garrett n’a servi à rien durant tout ce temps, puisque l’Attrape-Voleur travaillait pour Orion… Ou alors il s’est mis au service d’Orion après l’attaque de Northcrest ? Aucune idée, le scénario ne prendra pas la peine d’expliquer quoi que ce soit de toute façon.
Le crochetage et d’autres mécaniques de jeu sont plus simples et rapides avec une manette qu’avec une souris. Pas cool.
Portés disparus
- Les clés : soit c’est ouvert, soit c’est à crocheter, mais personne ne possède les clés pour ouvrir quoi que ce soit.
- Les flèches à gaz ne sont pas remplacées par les flèches étourdissantes. On perd le seul moyen de neutraliser à distance pour une flèche qui n’est que l’équivalent d’une flash bomb.
- Les flèches à mousse. Faut dire, vu le nombre d’endroits bruyants, ce n’est pas comme si elles pouvaient être utiles…
- Une arme de corps-à-corps létale. L’épée, la dague, n’importe quoi. Pas que ce soit très utile, mais se défendre avec une matraque de poche, c’est peu crédible.
- Garrett a oublié comment nager. Again.
- Le zoom de l’œil mécanique. Vous voulez un vrai zoom, faut payer une augmentation…
- Le viseur physique de l’arc. Ça je ne comprends pas comment c’est possible. Le viseur était parfait dans les deux premiers Thief, on devait juger selon le type de flèche… Même dans Deadly Shadows le viseur restait physiquement sur l’arc. Ici, il est remplacé par un viseur HUD, qui est désactivable… Beau progrès.
- Le HUD épuré. Oui, c’est désactivable dans les options, le problème étant que le jeu n’a pas été designé pour. Voir l’exemple du viseur, mais les points de passage sont pratiquement indispensables lors du premier playthrough.
- Les zombies. Les burricks. Les automates. Les hommes-singes. Les hommes-crabes. Les élémentaires de feu. Bref, une quelconque diversité des ennemis, pas un simple swap color et des slender men à poil.
La carte
La carte a toujours été un outil emblématique de Thief. Elle était porteuse d’une histoire, comment on l’avait obtenue, elle était dessinée à la main, et était souvent incomplète. Elle était un outil d’immersion. Ici, elle est remplacée par une simple carte informatique sans saveur ni intérêt. Dans un univers futuriste, on arrive à le concevoir, ici elle n’est pas justifiée.
Sans compter deux problèmes mineurs :
- Quand on entre dans une pièce, la carte ne montre qu’un bête carré, occultant totalement la carte globale. Elle n’a alors plus d’utilité.
- Aucun raccourci clavier pour accéder à la carte, juste à la mini-map. C’est idiot, mais quand vous avez besoin de cliquer trois fois pour accéder à une vue d’ensemble, ça devient vite énervant.
L’interface
Oui, je sais, c’est fait pour les consoles, reste que l’interface générale est très mal pensée.
- Deux boutons pour respectivement le journal et le menu. Ça n’aurait pas coûté plus cher d’ajouter un lien vers le journal dans le menu.
- Le journal a un menu. C’est bête, hein, mais si vous voulez accéder à la carte, aux objectifs, aux statistiques (trois choses indispensables en mission), vous devez appuyer sur au moins trois boutons avant d’accéder à l’information désirée. Je rêve du jour où les portages d’un jeu console comprendront que les claviers ont plus d’une centaine de touches…
Le chargement
Les bugs dus au chargement d’une sauvegarde ou d’une carte sont nombreux, souvent minimes, parfois à se tirer les cheveux :
- Au chargement, le modèle des gardes change aléatoirement entre plusieurs modèles. Particulièrement flagrant lorsque l’un est chauve, l’autre non…
- Dans la cité, chaque carte est une instance temporaire. Vous détroussez un garde, en tuez un autre ? Entrez dans un autre quartier, revenez, et tout est revenu à la normale. Le plus amusant, c’est qu’il s’agit du problème inverse de celui de Deadly Shadows, où l’instance était gelée en mémoire, totalement identique à la position des gardes près.
- Certaines fois, des ennemis disparaissent purement et simplement. Parfois, d’autres apparaissent.
- Mais surtout : au chargement, la position des ennemis est restituée, mais pas leur étape de patrouille. Autrement dit, vous sauvegardez derrière un garde, vous rechargez, le garde va se retourner pour recommencer sa patrouille depuis son point de départ !
Là où tu as des envies de meurtre
Le jeu semble poser un changement de paradigme : il ne veut pas une immersion par le gameplay, il désire au contraire imposer une expérience cinématographique. En témoigne l’utilisation limitée de la rope-arrow (auparavant véritable élément de gameplay émergent, maintenant limitée à la vision des développeurs du « chemin du joueur »). Le saut ne fonctionne qu’à des endroits définis, on ne peut épier que sur certaines surfaces, on ne grimpe que les caisses et murs voulus… Tout est fait pour limiter les choix du joueur dans les rails désirés par les développeurs.
Dans la même veine, on note une grande linéarité dans les missions. Pour passer un point, il existe au mieux deux voies. Peu de missions proposent une carte organique, et ça se ressent au niveau du placement des objets « au petit bonheur la chance ».
En parlant d’objets… Il y a des points de non-retour dans chaque mission. Vous vous apercevez en toute fin de mission qu’il vous manque un objet ? Eh bien il faudra tout recommencer. Ce level-design est pleinement stupide, poussant juste les joueurs à rejouer non pour le challenge ou le plaisir mais pour augmenter la durée de vie. Même Dishonored permettait de revenir en arrière.
Oh, et j’ai mentionné le fait qu’aucune des missions ne demande de voler quoi que ce soit ? Techniquement, pour voler, il faut déjà que l’objet en question soit possédé par quelqu’un. Ici, les deux seules missions qui pourraient se rapprocher d’un vol impliquent un propriétaire mort et une tenancière qui ne sait même pas que l’objet est là.
Il y a plusieurs succès pour la découverte d’un certain nombre de zones secrètes. Aucune statistique n’est donnée pour en suivre le compte. Bon courage pour les trouver toutes…
Garrett met trois ans à admirer un trésor, impossible d’agir sur quoi que ce soit pendant ce temps. Bonne chance pour crocheter un coffre, prendre l’intégralité et le refermer avant l’arrivée d’une patrouille alors que votre perso s’extasie sur sa trouvaille…
QUI, AU NOM DU CRÉATEUR, A PENSÉ QU’OUVRIR CHAQUE FENÊTRE DEVAIT SE FAIRE EN MASHANT UN BOUTON ?
Il est nécessaire de neutraliser au moins un ennemi au corps-à-corps pour désactiver le popup d’aide à l’esquive qui sinon s’active à chaque combat jusqu’à la fin du jeu. Cette aide ne se désactive qu’à la souris ou avec la touche Entrée, et bloque bien entendu le chargement rapide.
Les portes s’ouvrent dans les deux sens. Je répète : les portes s’ouvrent dans les deux sens. C’est génial, vous n’alertez personne en entrant, mais en sortant tout le monde vous tombe dessus… C’est dingue qu’un jeu de 1998 arrivait à faire ce qu’un jeu de 2014 peine à restituer fidèlement.
Les défis de voleur sont liés au style de jeu. Si aucun style ne prédomine dans la mission, vous ne recevez aucune récompense des défis. Autrement dit, si vous n’êtes jamais détecté, ne subissez aucun dégât et parvenez à neutraliser dix cibles, votre style de jeu sera mitigé et ces défis ne compteront pas (vous ne recevrez aucune récompense). Rien n’indique dans le jeu que ça fonctionne ainsi, et c’est soit buggé, soit complètement contre- intuitif voire bullshit. D’autant plus que ça ne concerne que les missions, dans les contrats les défis sont cumulatifs.
Le son
Les dieux au tombeau ! C’est quand même pas compliqué de comprendre en quoi le Thief original était un précurseur en la matière. Là, rien n’est réussi, c’est simple :
- On n’entend pratiquement pas les pas des ennemis, ce qui nous rend totalement aveugle sur leur position.
- Ça tombe bien, puisque les gardes sont sourds la majorité du temps, tout autant que les créatures primales sont aveugles.
- Le mixage général n’influe pas sur le son de l’écran de game over. Se faire perforer les tympans à chaque mort, quelle belle touche d’immersion.
- Des sons d’ambiance qui s’arrêtent net à certains endroits, ne restent que les voix…
- Deux personnages au même emplacement vont avoir un mixage différent, l’un étant plus faible que l’autre.
- Les ennemis disent tous la même chose, peu ou prou. Oui, c’était le cas dans les anciens Thief, mais certains dialogues permettaient de les différencier au point que beaucoup de fans ont un garde favori (j’ai eu un fou rire sur la bataille de gardes dans Thief 2 ou les conseils de médecine tout au long de Deadly Shadows ). Et se baser sur « ouais mais ce jeu d’il y a 16 ans fait la même chose » pour justifier un manque d’innovation, c’est petit.
- Garrett dit parfois deux lignes de monologue en même temps ou répète la même. Mention spéciale lorsqu’il se répète à chaque fois qu’on passe à un certain endroit (« C’est la chambre de la jeune femme, on dirait une cage à oiseaux »).
- Deux comédiens de doublage pour faire l’ensemble des personnages parlant dans les appartements de la ville, c’est trop peu. Pensez à varier.
- En parlant des appartements, on entend ces dialogues comme s’ils se passaient à deux mètres, alors même qu’on a déjà disparu dans les ombres cinquante mètres plus loin.
- Une musique qui s’énerve d’un coup sans élément déclencheur autre que « Garrett est entré dans une salle vide ».
- Le son indiquant une salle secrète est tellement calqué sur Dishonored que je me demande si c’est une copie ou simplement une banque de sons commune…
- Un décalage du son dans les cinématiques ou les animations, plus accentué encore en VO à ce que j’ai pu voir.
L’IA
On passe sur le fait que c’est quitte ou double : soit les gardes sont aveugles, soit ils s’alertent à trois kilomètres.
- On projette une ombre, mais les ennemis n’en tiennent jamais compte.
- Même en tuant sauvagement un garde, on ne laisse aucune trace de sang (qu’il fallait nettoyer dans les précédents opus).
- L’IA réagit étrangement aux bruits. Vous lancez un objet, elle ne va pas toujours se déplacer pour aller voir, elle peut ne pas bouger et juste regarder, ou bien encore faire des cercles autour de sa position initiale. Le pire étant quand vous regardez une vidéo de la version console où l’IA fait exactement ce qu’on attend d’elle, et ça ne fonctionne pas sur la version PC.
- Dans Deadly Shadows, les gardes s’apercevaient qu’un objet avait disparu. Là ce n’est pas le cas. Un garde étudiant des objets sur une table s’en va faire un tour, à son retour il ne remarque pas qu’il étudie maintenant la subtilité des veines de la table… Idem pour les poches dérobées. Pire que ça, on peut dorénavant voler les bijoux portés sans être repéré.
- Contrairement à Deadly Shadows, les gardes se fichent des portes ouvertes. Ils sont comme le T-Rex, seulement attirés par le mouvement de la porte qui s’ouvre ou qui se ferme.
Si je fais le parallèle avec Deadly Shadows, ce n’est pas parce que l’IA était géniale (elle était même plutôt quelconque), mais plutôt pour noter qu’elle était meilleure il y a 10 ans sur une console d’une génération précédente. C’est dire tout le problème.
Le lore
On supprime totalement le lore, tout en se permettant des clins d’œil inappropriés. Finis les Gardiens, les Marteleurs et les Païens, mais on fait référence au dieu unique Créateur comme « les anciens dieux », on montre une cathédrale de Marteleurs en ruines, ou un ancien bastion des Gardiens délabré.
On sent que ce n’est plus le Moyen-Âge des premiers Thief, certains parlent d’un saut de 300 ans dans le futur, mais Garrett est toujours un Maître Voleur avec un œil mécanique (on n’expliquera nulle part comment c’est possible), le Basso qu’on avait sorti de prison, marié, etc. est toujours là, Errin colle parfaitement à la fin de Deadly Shadows …
Pourquoi utiliser un rituel magique pour industrialiser une ville qui était déjà en bonne voie avec du métal et de la vapeur dans Thief 2 ?
Trahison totale du lore, on perd en saveur et en originalité sans rien gagner en retour.
Verdict
Donc là où ce Thief fait le pari de ne s’appuyer que sur l’expérience cinématographique plutôt que l’immersion par le gameplay, trop de points d’accroches sont à dénoter. C’est bête de tout miser sur la carrosserie et de ne pas passer un coup de polish…
En tant que successeur de la licence, Thief est une honte crachant à la figure de ses ainés de par son paradigme même. Mais au-delà ça, en tant que jeu AAA, Thief contient beaucoup trop de bugs, de mauvais choix de game- design, une histoire et un lore trop pauvre et générique pour pouvoir être jugé comme bon. Au mieux, il est correct.
Ces deux points étant établis, je ne peux pas recommander ce jeu, à moins d’avoir déjà terminé les quelques autres représentants du genre sortis récemment ( Dishonored en tête).